Comptes rendus Das Liebesverbot à Madrid
Comptes rendus

Das Liebesverbot à Madrid

23/03/2016

Teatro Real, 22 février

Christopher Maltman (Friedrich)
Peter Lodahl (Luzio)
Ilker Arcayürek (Claudio)
David Alegret (Antonio)
David Jerusalem (Angelo)
Manuela Uhl (Isabella)
Maria Miro (Mariana)
Ante Jerkunica (Brighella)
Isaac Galan (Danieli)
Maria Hinojosa (Dorella)
Francisco Vas (Pontio Pilato)

Ivor Bolton (dm)
Kasper Holten (ms)
Steffen Aarfing (dc)
Bruno Poet (l)
Luke Halls (v)

En quittant la représentation de Das Liebesverbot (La Défense d’aimer) au Festival « Castell de Peralada », en 2013, dans une version abrégée et avec un effectif orchestral réduit, nous avouions notre envie de revoir au plus vite le deuxième opéra de Wagner (voir O. M. n° 88 p. 52 d’octobre). Joan Matabosch, actuel directeur artistique du Teatro Real de Madrid, et présent ce soir-là à Peralada, a enfin exaucé nos vœux, trois mois avant Marc Clémeur, qui en assurera la création scénique française à l’Opéra National du Rhin, à partir du 8 mai.

Peu d’œuvres ont été traitées avec autant de mépris par la littérature musicale que Das Liebesverbot, composée en 1835 par un Wagner de 22 ans, et créée sans succès au Stadttheater de Magdebourg, le 29 mars 1836. Que n’a-t-on pas écrit sur cette « imitation » des compositeurs les plus populaires de l’époque (Donizetti, Bellini, Auber, Meyerbeer, Weber…), sur ce livret « indigne » de sa source (Measure for Measure de Shakespeare, comédie aux multiples niveaux de lecture, du plus joyeux au plus tragique) ?

Une chose est sûre, en tout cas : dirigée par Ivor Bolton, à la tête de l’excellent orchestre du Teatro Real, la partition séduit de bout en bout. Quelle science de l’instrumentation, quel sens inné de la mélodie qui fait mouche ! Sans chercher à minimiser les « influences » si critiquées, trop évidentes pour être gommées d’un coup de baguette magique, le chef britannique veille à ne pas les surligner, préférant faire émerger tout ce qui annonce le Wagner des années 1840, celui de Der fliegende Holländer (1843), Tannhäuser (1845) et Lohengrin (1850).

Portant la griffe du compositeur, le livret a indéniablement ses faiblesses. Le jeune Wagner maîtrise mal le difficile mélange des styles propre à la « pièce à sauvetage », chère au public français de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et à son avatar italien, l’« opera semi seria », deux genres dont relève explicitement Das Liebesverbot. Le comique bascule trop souvent dans la farce triviale (ce que Piotr Kaminski, dans son Mille et Un Opéras chez Fayard, qualifie de « Singspiel de basse extraction allemande ») et le tragique, du coup, peine à s’imposer, même quand la musique atteint des sommets d’inspiration portant la marque du génie.

Coproduit avec le Covent Garden de Londres et le Teatro Colon de Buenos Aires, le spectacle madrilène a l’intelligence de ne passer sous silence aucune de ces « maladresses » ; bien au contraire, il les assume, prenant au pied de la lettre l’intitulé voulu par Wagner : « Grosse Komische Oper in zwei Akten » (« Grand opéra comique en deux actes »).

Le décor unique de Steffen Aarfing est extrêmement habile : la coupe transversale d’un palais stylisé dans des tons blanc cassé, avec de multiples balcons et escaliers, que des projections de pierres de taille, l’accrochage de quelques crucifix et l’irruption d’une cellule monacale sur un tapis roulant suffisent à transformer en couvent, pour la deuxième scène du premier acte.

L’action, située dans la Palerme du XVIe siècle, est transposée à l’époque contemporaine, mais l’omniprésence du carnaval dans le texte autorise les plus folles extravagances dans les costumes, qui vont du centurion romain au carabinier en uniforme, en passant par le guerrier gaulois, le dandy romantique et le magistrat d’opérette (pour Friedrich, le tyran qui, en l’asbence du roi de Sicile, a interdit, sous peine d’arrestation immédiate, toute manifestation d’allégresse ou d’amour dans la ville).

Une dimension « foldingue » que l’on retrouve dans la mise en scène de Kasper Holten : la novice Mariana s’empiffrant de biscuits d’apéritif pour oublier que Friedrich, auquel elle est unie en secret, l’a abandonnée ; Claudio, le libertin condamné à mort, et sa sœur Isabella, décidée à quitter son couvent pour implorer la grâce du tyran, dialoguant par téléphones portables interposés ; sans oublier l’apparition au finale, en lieu et place du roi de Sicile, d’un sosie d’Angela Merkel !

Distribuer Das Liebesverbot relève de la gageure, tant Wagner a multiplié les personnages (aucun des onze n’est vraiment secondaire) et les exigences vocales contradictoires. Mieux vaut jouer, comme l’a fait le Teatro Real, la carte d’une équipe soudée, engagée corps et âme dans sa mission de réhabilitation, qui permet de faire passer au second plan les faiblesses des uns ou des autres.

Dans le rôle central d’Isabella, brouillon des Senta, Elisabeth et Elsa à venir, mâtiné de souvenirs d’Amina dans La sonnambula pour les vocalises, Manuela Uhl tire ainsi son épingle du jeu. La voix est puissante, sûre, au point qu’on finit par oublier le manque de flexibilité de l’émission dans les passages ornés, et des aigus pas toujours très justes. Moins exposée, Mariana, sorte d’Elsa en herbe, trouve en Maria Miro une interprète touchante.

Les deux principaux ténors n’évoluent pas au même niveau. Doté d’un joli timbre et d’une fine musicalité, le jeune Ilker Arcayürek n’a pas la projection nécessaire pour rendre justice à Claudio, grand frère vocal d’Erik dans Der -fliegende Holländer (on le lui pardonne d’autant plus volontiers qu’il remplace Bernard Richter, initialement annoncé).

Peter Lodahl, en revanche, possède le timbre brillant et l’aigu facile indispensables dans Luzio (l’ami de Claudio, qui finira par épouser Isabella), curieux cocktail de Belmonte et Pedrillo dans Die Entführung aus dem Serail, avec des clins d’œil appuyés à George Brown dans La Dame blanche, virtuosité comprise.

Friedrich est sans doute le personnage que Wagner a eu le plus de peine à caractériser. Tantôt « méchant » façon Pizarro dans Fidelio, tantôt bouffon ridicule, il exige un baryton héroïque du type Lysiart dans Euryanthe, anticipant à la fois sur le Hollandais et Wolfram. Avec son très beau timbre et ses remarquables capacités d’expression, Christopher Maltman est incontestablement l’homme de la situation, en particulier dans sa grande et magnifique scène de l’acte II.

Basse bouffe dans le style d’Osmin et de Rocco, Brighella, le lieutenant de Friedrich, est enfin un rôle en or pour Ante Jerkunica qui, grâce à sa voix noire et profonde, réussit à traduire toutes les facettes d’un personnage aussi comique que sinistre.

Jusqu’à présent, les efforts pour réhabiliter Das Liebesverbot étaient demeurés sans lendemain. Avec des reprises prévues à Londres et Buenos Aires, le succès du spectacle -madrilène autorise tous les espoirs. Surtout si l’Opéra National du Rhin, dans quelques semaines, atteint au même degré de réussite avec sa propre nouvelle production… Il faut maintenant que d’autres théâtres accompagnent le mouvement, sans craindre une éventuelle réaction négative du public. Le 22 février, le Teatro Real était plein comme un œuf, et les spectateurs n’ont pas boudé leur plaisir !

RICHARD MARTET

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