Comptes rendus Cosi fan tutte à Naples
Comptes rendus

Cosi fan tutte à Naples

24/12/2018

Teatro di San Carlo, 25 novembre

Rosanna Purchia et Paolo Pinamonti, respectivement surintendante et directeur artistique du Teatro di San Carlo, ont frappé un grand coup en invitant Riccardo Muti pour l’inauguration de leur saison 2018-2019. À 77 ans, le légendaire maestro limite désormais ses apparitions à l’opéra et, quand il accepte d’y revenir, c’est à ses propres conditions.

Le choix de sa fille pour la mise en scène de Cosi fan tutte en faisait très certainement partie. En 2014, avec son père dans la fosse du Teatro dell’Opera de Rome, Chiara Muti avait signé une jolie Manon Lescaut, classique et de bon goût, mais à la démarche purement illustrative. Cette fois, elle est allée nettement plus loin, en réussissant à traduire en images la manière dont Riccardo Muti conçoit, aujourd’hui, l’ultime volet de la « trilogie Mozart/Da Ponte », sans basculer dans le pléonasme et en imposant sa propre griffe.

En parfaite communion d’idées, père et fille proposent ainsi un Cosi de début d’automne, pénétré de la mélancolie et de la souffrance si présentes dans la musique, mais ne négligeant à aucun moment les aspects bouffes du livret. Le décor est simple : trois parois blanches marbrées de quelques traces de moisissure verdâtre, percées de deux portes sur chaque côté et de deux loggias, où les personnages viennent régulièrement prendre place pour observer ce qui se déroule en contrebas.

Selon les besoins de l’action, la paroi arrière s’entrouvre pour laisser apparaître un fond bleuté, représentant à la fois la mer et le ciel, d’où Despina, habillée en Cupidon, descend dans une montgolfière à l’acte II. Les accessoires sont peu nombreux mais signifiants : chaises-longues, lits en forme de barque, bosquets impeccablement taillés, table de banquet… et, surtout, voiles et tulles se déployant pour isoler les espaces de jeu.

Renvoyant à la fin du XVIIIe siècle, avec de discrètes références à la période contemporaine, les costumes, d’une élégance rare, déclinent la gamme des tons pastel : crème, beige, gris perle, bleu pâle, vert amande… avec quelques touches de rouge, notamment pour les déguisements des « Albanais ».

La mise en scène proprement dite, légère, fluide, ne révolutionnant rien mais rendant compte des plus infimes fluctuations des sentiments, joue de la présence de figurants, chargés d’animer des actions « parallèles » qui, pour une fois, ne distraient jamais l’attention du public, tout en apportant de la vie sur le plateau. Elle a, en plus, le mérite de respecter suffisamment les didascalies pour permettre au spectateur n’ayant jamais vu Cosi de comprendre ce qui se passe – le « docteur » et le « notaire » s’inscrivent dans la plus stricte tradition comique, jusque dans leur accoutrement.

Reste la fin, dont on sait l’ambiguïté. Comme tant d’autres avant elle, Chiara Muti refuse la reconstitution des couples, sous quelque forme que ce soit : Fiordiligi et Dorabella, furieuses, s’échappent côté jardin avec Despina, tandis que Ferrando et Guglielmo, ostensiblement peu tentés de revenir vers leurs fiancées, s’éclipsent côté cour avec Don Alfonso.

Aux antipodes de son intégrale audio, captée en direct au Festival de Salzbourg, en1982 (EMI/Warner Classics), menée tambour battant et sans beaucoup de nuances, Riccardo Muti accomplit ici des miracles de subtilité, à la tête d’un orchestre du Teatro di San Carlo qu’il hisse au niveau des meilleures phalanges européennes. Les tempi sont généralement lents, mais d’une lenteur constamment habitée et justifiée, les couleurs instrumentales atténuées, mais jamais pâles ni délavées. C’est tellement beau et émouvant qu’il y a des moments où on se pince pour être sûr de ne pas être en train de rêver !

On sait à quel point le chef aime travailler avec les chanteurs : le soin apporté à la déclamation des récitatifs est exemplaire, à l’instar de la perfection des morceaux d’ensemble. Le mélange de discipline et de souplesse qui caractérise sa baguette atteint ainsi des sommets dans le quintette « Di scrivermi », qui plonge l’auditeur dans un état de transe.

Côté airs, la réussite est plus inégale. Le jeune ténor russe Pavel Kolgatin, par exemple, en troupe au Staatsoper de Vienne (coproducteur du spectacle), souffre au-delà du supportable dans « Un aura amorosa », pris trop lentement pour lui. La voix est, de toute manière, trop fragile et ingrate pour rendre justice à Ferrando.

Le niveau monte d’un cran avec le couple Paola Gardina/Alessio Arduini, Dorabella et Guglielmo n’ayant rien d’exceptionnel, mais tout à fait acceptables. Emmanuelle de Negri, que nous n’attendions pas forcément en Despina, la connaissant surtout dans le baroque français et italien, est épatante. Quant à Marco Filippo Romano, il campe un remarquable Don Alfonso, d’une santé vocale appréciable dans un rôle trop souvent confié à des barytons et basses en fin de carrière.

Dominant les débats, Maria Bengtsson éblouit en Fiordiligi par la lumière et la perfection de l’aigu, le savant dosage des clairs-obscurs, la charge expressive qu’elle insuffle à la moindre syllabe. Le grave est nettement moins sonore, mais Muti l’aide à compenser ce handicap dans les redoutables écarts de « Per pietà », preuve supplémentaire du talent et du métier d’un chef parvenu au faîte de son art.

Pourvu que l’histoire d’amour de Riccardo Muti avec le San Carlo de Naples, sa ville natale, se poursuive ! Pourquoi pas, histoire de changer, dans l’un de ces opéras de Verdi qu’il n’a jamais eu l’occasion de diriger ?

RICHARD MARTET

PHOTO : © SILVIA LELLI

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