Boesmans

Au Monde

Frode Olsen (Le Père) – Werner Van Mechelen (Le Fils aîné) – Stéphane Degout (Ori) – Charlotte Hellekant (La Fille aînée) – Patricia Petibon (La Seconde Fille) – Fflur Wyn (La Plus Jeune Fille) – Yann Beuron (Le Mari de la Fille aînée) – Ruth Olaizola (La Femme étrangère)
Orchestre Symphonique de la Monnaie, dir. Patrick Davin

2 CD Cypres CYP 4643

On a un peu oublié le premier opéra de Philippe Boesmans (né en 1936), La Passion de Gilles, sur un livret de Pierre Mertens, créé à la Monnaie de Bruxelles, en 1983 – et le musicien lui-même ne lui accorde pas un rôle essentiel dans son œuvre. Mais, depuis 1993, avec Reigen (d’après Schnitzler, que beaucoup considèrent comme son chef-d’œuvre), le compositeur belge a régulièrement livré des ouvrages qui comptent parmi les plus grandes réussites du genre lyrique.

Ses partitions ont pour génie singulier de satisfaire, par leur écriture savante mais lyrique, la frange la plus exigeante des mélomanes sans repousser pour autant le grand public. Elles constituent un territoire sonore familier qui se distigue néanmoins par une constante fraîcheur d’invention.

Après avoir conçu – avec la collaboration de Luc Bondy – ses opéras à partir d’adaptations de textes existants et connus – Reigen, déjà cité, Wintermärchen (1999), d’après Shakespeare, Julie (2005), d’après Strindberg, Yvonne, princesse de Bourgogne (2009), d’après Gombrowicz –, Philippe Boesmans a fait la rencontre du dramaturge et metteur en scène français Joël Pommerat dont l’univers cru et subtil, concret et mystérieux, l’a d’emblée fasciné.

Le musicien et le dramaturge se sont attelés non pas à la conception d’un opéra inventé de chic, mais à partir de l’arrangement, qui est plutôt une réécriture, de la pièce Au monde (2004) de Pommerat, « un huis clos à l’atmosphère crépusculaire » qui montre « une famille […] confrontée à ses démons », rappelant les univers de Maurice Maeterlinck et de Henry James.

Réussite flagrante, créée le 30 mars 2014, à la Monnaie de Bruxelles (voir O. M. n° 95 p. 41 de mai), où coexistent, dans le texte comme dans la musique, le poétique et le saugrenu, le cruel et le sentimental dans une justesse et une finesse rarement atteintes, et qui parvient de surcroît à renouveler le message de l’original sans le dévoyer.

Ce qui frappe, et peut-être plus encore à l’écoute « de près » et sans le « divertissement » qu’impose la mise en mouvements et en images d’une partition lyrique (même dans le cas de Joël Pommerat, qui a réalisé, comme à son habitude, une mise en scène aussi forte qu’invisible, dans un décor graphique et abstrait d’un noir complet ouvert de quelques blancs), c’est l’extraordinaire force d’écriture et la tenue de la musique.

Comme toujours, Philippe Boesmans pratique les « post-it » sonores, prélevant ici et là, dans sa mémoire musicale, qui est vaste, non des citations particulières mais le plus souvent des souvenirs déformés ou pastichants. (On y trouve tout de même, en « special guest star » inattendue, la chanson Comme d’habitude, de Claude François, Gilles Thibaut et Jacques Revaux, citée par Boesmans et Pommerat dans sa version anglophone, My Way, popularisée par Paul Anka et Frank Sinatra.) Notons que cet emprunt à la musique populaire n’est pas le premier dans l’œuvre lyrique de Boesmans : Wintermärchen offrait déjà un « intermède » dans une langue musicale exogène.

Mais ce qui pourrait risquer de rendre le procédé incohérent et bariolé, à la limite du collage, est contrebalancé par un contrôle magistral des procédés d’écriture. De sorte que ces éléments au premier abord hétérogènes fournissent la trame impeccable d’un tissu cellulaire opulent et rutilant, mais savamment tressé, avec des leitmotive parfois si finement intégrés à la polyphonie qu’on ne les remarque pas.

Volontiers consonante, mais dans un savant décadrage (non post-moderne, mais qui se fiche de la « modernité »), cette musique coule dans un flot dense mais aéré qui possède la sinuosité florale du Jugendstil et la richesse de palette d’une toile de Gustav Klimt. En ce sens, Philippe Boesmans se situe dans une tradition – dont il ne se réclamerait sûrement pas – qui l’apparente à un Franz Schreker (1878-1934), notamment à ses derniers ouvrages, comme Christophorus (1925-1929), moins luxuriants, plus secs que les premiers du compositeur autrichien.

La prise de son sur le vif souligne la lisibilité de l’orchestration virtuose de Boesmans et, tel un palimpseste, en révèle encore mieux les finesses que lors de la création ; par ailleurs, elle rééquilibre le rapport entre les voix et la fosse (celle de la Monnaie est très sonore). Mais les micros posés lors des représentations des 3 et 9 avril n’évitent pas toujours certains sons un peu agressifs (ainsi, malheureusement, l’excellente Patricia Petibon sonne parfois avec stridence). Il semble aussi que l’accordéon intégré à l’orchestre se détache beaucoup plus que dans l’acoustique de la Monnaie.

Mais c’est une belle distribution que celle de la création, faite de fidèles à l’œuvre de Boesmans (Frode Olsen en Père, Yann Beuron en Mari de la Fille aînée) et de nouveaux venus de marque dans l‘univers du compositeur belge (Patricia Petibon, qui incarne le rôle principal de la Seconde Fille, ou Stéphane Degout, celui d’Ori). Dictions intelligibles (même celle, défectueuse dans sa prononciation, de Frode Olsen) qui n’obligent pas à se plonger dans l’exemplaire livret de Joël Pommerat, fourni en accompagnement de ce coffret.

Il faut aussi souligner les interventions parlées, en basque, de Ruth Olaizola, qui « troue » le flot musical par ses mystérieuses imprécations de pythie stupéfiante.

Le tout est mené avec clarté et chaleur par le chef d’orchestre Patrick Davin, qui connaît parfaitement l’univers de Philippe Boesmans pour avoir déjà dirigé Reigen, Wintermärchen et Yvonne, princesse de Bourgogne, trois autres chefs-d’œuvre du formidable compositeur, également disponibles au disque (Ricercar et Cypres).

Renaud Machart

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