© DG/CHRISTOPH KÖSTLIN

Exemple parfait d’un début de carrière intelligemment mené, le jeune ténor français accède à la gloire internationale après s’être donné le temps de mûrir, sur le double plan vocal et artistique. Sa saison 2019-2020 sera très parisienne : Alfredo dans la nouvelle production de La traviata, au Palais Garnier, à partir du 12 septembre ; Des Grieux dans la nouvelle production de Manon, à l’Opéra Bastille, à partir du 29 février ; et Rodolfo dans la reprise de La Bohème, également à la Bastille, à partir du 1er juillet. Benjamin Bernheim donnera également des concerts à Évian, le 18 octobre, et Bordeaux, le 27 novembre, la France occupant parallèlement une bonne place dans son actualité discographique : première mondiale de la version originale de Faust, avec dialogues parlés, aux Éditions du Palazzetto Bru Zane ; et premier récital pour Deutsche Grammophon, comprenant des airs de Massenet, Gounod, Berlioz et Godard.

L’Opernhaus de Zurich a été le point de départ, puis d’ancrage, de votre début de carrière « à l’ancienne »…

Tout a, en effet, plus ou moins commencé à Zurich, à l’Internationales Opernstudio. Arriver dans le système des théâtres de répertoire, alors que je venais du monde de l’opéra francophone, m’a fait un peu peur au début. Parce que ce sont de grosses machines, qui fonctionnent vraiment sans s’arrêter, avec quatre ou cinq représentations par semaine. Mais j’ai fini par m’y habituer. Puis j’ai intégré la troupe, durant les deux dernières années du mandat d’Alexander Pereira. Et je suis resté encore deux ans, sous la nouvelle direction d’Andreas Homoki. J’ai un peu tout fait dans cette maison : rongé mon frein, et en même temps, découvert des premiers bons rôles. À l’époque de Pereira, j’avais au-dessus de moi, dans l’« ensemble » ou en « résidence », Piotr Beczala, Jonas Kaufmann, Javier Camarena et Vittorio Grigolo ! Ma chance a été de les observer, tout en -ressentant de la frustration. Car évidemment, je voulais plus, aller dans des maisons un peu moins cotées, mais chanter, et je n’avais pas vraiment cette opportunité. Mais cela m’a permis d’apprendre sur moi, sur ma capacité à me calmer, et aussi de ne pas me brûler les ailes, en acceptant tout et n’importe quoi. D’une certaine manière, j’étais protégé.

Quels ont été vos premiers bons rôles ?

Quand la nouvelle direction est arrivée, j’ai dit que je souhaitais rester dans la troupe, mais en commençant à chanter des rôles qui me permettraient de me développer. Car j’étais conscient de n’avoir pas encore les nerfs, ni l’endurance, pour me mesurer à Alfredo (La traviata) et Rodolfo (La Bohème). Je voulais faire Narraboth (Salome), Cassio (Otello), dont je savais qu’ils allaient me donner la possibilité de franchir un palier, plutôt que de sauter trois marches d’un coup. Je dois avancer pas à pas, c’est ma nature ! Avec le temps, je me suis aperçu qu’il était inutile pour moi de chercher à exploser tout d’un coup, en faisant des choses trop difficiles. J’ai eu la chance, pour mon premier Rodolfo, d’être en deuxième distribution et, plutôt que d’avoir le stress de douze représentations, de n’assurer que les deux dernières – et ainsi roder le rôle, et me prouver à moi-même que je pouvais le faire. Puis il a fallu que je fasse le choix de partir. Cela n’a pas été facile, parce que la qualité de vie à Zurich est extraordinaire, et que la maison est d’une grande richesse, sur tous les plans. Mais le fait d’être salarié, d’avoir ce filet de sécurité, ne me permettait plus de prendre des risques. Or, chaque fois que je monte sur scène, que ce soit dans un petit ou un grand rôle, j’ai besoin de sentir que je saute dans le vide. C’est ainsi que j’ai conçu – et construit – mon identité artistique.

Quelles sont les maisons qui, après votre départ de la troupe de Zurich, vous ont donné votre chance ?

Cela tient aussi beaucoup aux agents. Il faut qu’ils soient parfaitement adaptés, comme une chaussure. J’ai eu la chance, ces six dernières années, d’avoir trois agents. Ils ont tous été extraordinaires, parce qu’ils m’ont ouvert les portes qu’il fallait. Grâce à Germinal Hilbert, j’ai fait mes débuts au Deustche Oper de Berlin, à Vienne, à Dresde, à l’Opéra National de Paris… Mais il a fallu que je change pour chanter les rôles qui me convenaient. C’est ce que j’ai réussi à faire avec ma deuxième agence. Mais quelque chose manquait encore : j’avais besoin de sentir une passion mutuelle. Je suis maintenant chez Alan Green. J’en ai eu peur pendant très longtemps, parce qu’il avait beaucoup de ténors, et que je n’imaginais pas pouvoir trouver ma place ! Finalement, je me suis aperçu qu’il fallait du temps pour trouver la force, apprendre à dire non, et à discuter. Puis arrive le moment où on se sent prêt à travailler avec certaines personnes. Grâce à l’équipe qui m’entoure aujourd’hui, je peux vraiment développer ce que je suis et ce que je souhaite devenir, tant du point de vue du métier que du répertoire. C’est un peu comme un alignement des planètes !

Durant votre période de tâtonnements, avez-vous abordé certains rôles dont vous vous êtes rendu compte qu’ils ne vous convenaient pas ? Vous n’avez jamais refait Erik dans Der fliegende Holländer, par exemple…

Je ne l’ai fait qu’une fois, mais c’était un choix tout à fait réfléchi. Il me semble qu’Erik est mal jugé dans le répertoire -allemand, parce qu’à part le trio final, absolument monstrueux en termes de volume orchestral, l’écriture est très italienne, quasiment belcantiste. J’ai donc décidé de le chanter comme Tamino (Die Zauberflöte), et j’ai eu beaucoup de succès. Je savais que ce terrain était périlleux, parce que le message envoyé à la profession, en abordant ce type d’emploi, n’était pas bon. Mais le risque était mesuré, dans la mesure où je n’avais pas l’intention de le refaire avant de nombreuses années. À l’inverse, je ne me suis pas du tout senti à l’aise dans Tebaldo (I Capuleti e i Montecchi) qui, sur le papier, semblait parfait pour moi. Pendant une master class, Carlo Bergonzi m’avait dit qu’il avait gardé Nemorino (L’elisir d’amore) à son répertoire aussi longtemps qu’il avait pu, pour « faire sourire la voix ». Et c’est, en effet, pour moi, qui n’ai pas vraiment trouvé ma place dans Mozart, le meilleur exercice vocal. Aussi long et difficile soit-il – c’est pourquoi j’en ai eu peur pendant des années –, ce rôle me permet de resserrer tous les boulons.

Vous semblez vous orienter majoritairement vers le répertoire italien…

Parce qu’il est le plus joué dans le monde – peut-être à cause des a priori du public. À Zurich, la reprise sans star d’I Capuleti e i Montecchi affichait complet, alors qu’au même moment, les places pour Faust, avec une superbe distribution, partaient beaucoup moins vite… Le répertoire français se vend plus difficilement. Non qu’il soit mal défendu, bien au contraire ! Mais il représente un risque, même dans notre pays. Ainsi, l’Opéra National de Bordeaux a présenté, la saison dernière, dix représentations d’Il barbiere di Siviglia, contre seulement six de Manon. Si je ne chantais que du français, je me couperais de beaucoup d’opportunités. Pour l’instant, je me concentre sur le répertoire de ténor lyrique, qui se trouve être italien pour les deux tiers. Il est difficile d’aller à l’encontre des réalités du métier. Mais c’est la responsabilité de tous les chanteurs français de ma génération que de redonner ses lettres de noblesse à notre patrimoine musical. Rencontrer Roberto Alagna, mais surtout avoir eu la chance de l’écouter très tôt, m’a donné envie de chanter notre langue comme je le fais. Parce qu’il offre, sur scène et dans ses enregistrements, du vrai français, intelligible, avec un style et une élégance irrésistibles. C’est ce sur quoi je veux me concentrer, et j’espère avoir le plus d’occasions possible de défendre ce répertoire. Mais il demande une grande résistance. Je m’en suis aperçu avec Des Grieux qui, après une première partie extraordinaire, où je me suis senti sur un nuage, enchaîne Saint-Sulpice, l’Hôtel de Transylvanie, et le dernier acte sans le moindre répit.

Le 14 juin 2018, au Théâtre des Champs-Élysées, vous avez pris part, en remplaçant Jean-François Borras, à la résurrection, par le Palazzetto Bru Zane, de la version originale de Faust

On m’a appelé un mois avant pour me demander mes éventuelles disponibilités, mon agent a bougé quelques projets, et j’ai été très heureux d’apprendre tout ce que je ne connaissais pas, tant sur ce Faust de 1859 que sur Gounod, mais aussi le système de production de l’époque. Une partition était un trésor qu’il fallait absolument protéger, y compris sur le plan légal. J’ai eu l’opportunité de pouvoir montrer qui j’étais au public, sans doute plus spécialisé, qui suit le travail du Palazzetto Bru Zane. D’autant qu’un grand label ne m’aurait certainement pas sollicité pour enregistrer le rôle-titre du Faust « traditionnel » (1869), que j’avais déjà chanté à Riga et Chicago, dans des approches très différentes. Je me suis senti vraiment très fier et chanceux d’être là, aux côtés de Véronique Gens, que j’écoute en boucle dans Les Nuits d’été, et de découvrir Christophe Rousset, et des sonorités auxquelles je ne suis pas habitué.

Lire la suite dans Opéra Magazine numéro 153

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