Carmen à l’Opéra Bastille. © OPÉRA NATIONAL DE PARIS/ÉMILIE BROUCHON

Jusqu’au 8 mai, la spectaculaire mezzo-soprano géorgienne incarne Carmen à l’Opéra Bastille, dans une production où le public parisien a déjà pu l’applaudir, en 2017. Sans renoncer au rôle qui l’a rendue célèbre, il y a dix ans, à la Scala de Milan, elle entend désormais accorder de plus en plus de place aux héroïnes verdiennes. Elle chantera ainsi sa première Eboli dans Don Carlo, toujours à la Bastille, en octobre prochain.

Vous avez été révélée à la Scala de Milan, le 7 décembre 2009, dans le rôle-titre de Carmen, alors que vous n’aviez que 25 ans. Qu’aviez-vous fait avant ?

Beaucoup de choses ! Lorsque j’ai commencé ma formation, à 17 ans, je n’avais encore jamais vu d’opéra. En assistant à une représentation de Don Giovanni, j’ai vraiment eu envie de faire partie de ce monde. J’ai donc pris la décision d’étudier le chant sérieusement. La voix était déjà là, mais je devais apprendre à m’en servir… Après six années au Conservatoire de Tbilissi, je suis allée passer l’audition de l’Académie de la Scala, que j’ai eu la chance d’intégrer. Dans ce cadre, j’ai participé à des concerts et à quelques productions. C’est ainsi que j’ai interprété Cherubino dans Le nozze di Figaro pour la première et la dernière fois de ma vie ! Durant mes deux saisons à l’Académie, j’ai eu l’occasion de rencontrer beaucoup de personnes extraordinaires, des professeurs, des chanteurs, etc. J’imaginais finir tranquillement mon apprentissage, quand la Scala m’a proposé de me présenter devant Daniel Barenboim, pour le rôle de Mercédès dans Carmen. Après m’avoir entendue, non seulement dans la « Habanera », mais aussi dans les autres airs et le duo final, il a mis fin à l’audition – toutes celles qui attendaient de passer après moi ont dû me détester ! Il m’a dit qu’il voulait que je sois la doublure de Carmen, dans la production d’ouverture de la saison 2009-2010, qu’il allait diriger, dans une nouvelle mise en scène d’Emma Dante. Six mois plus tard, l’interprète prévue a annulé, et le théâtre m’a appelée pour m’annoncer que j’allais chanter à sa place comme titulaire. Je n’arrivais pas à y croire. Pas plus que je ne pouvais me permettre de refuser, bien que j’en aie eu vraiment envie ! Une telle proposition peut, en effet, être à double tranchant : je prenais le risque de ruiner mes chances de faire quoi que ce soit d’autre dans ma carrière. J’étais très nerveuse, mais j’ai pensé qu’avec une bonne préparation – j’avais plusieurs mois devant moi –, je pourrais le faire convenablement. Pas parfaitement, mais assez bien pour ne pas être huée ! Je suis allée voir Janine Reiss à Orange, puis à Paris, avant de travailler avec Daniel Barenboim sur la partie musicale. Enfin, Emma Dante m’a aidée à me libérer, car je chantais la tête baissée, le regard rivé au sol, sans jamais lever les yeux. C’est sans doute la plus belle expérience de ma vie, car tout qui est arrivé depuis, je le dois à cette Carmen !

Votre voix, disiez-vous, était déjà là quand vous avez commencé à étudier le chant. Était-elle différente de celle qu’elle est devenue aujourd’hui ?

Ce n’était pas vraiment la même voix. Mais elle avait déjà beaucoup d’ampleur, lorsque je chantais des titres de Whitney Houston ou Mariah Carey. Avec la technique, elle s’est assombrie, a gagné en largeur, mais le timbre est resté le même – c’est évident quand j’entends mes vieux enregistrements.

Comment vos professeurs ont-ils réagi face à un tel potentiel ?

Au terme de ma sixième année au Conservatoire de Tbilissi, mon professeur, alors très malade, a dit à mes parents que j’avais un beau talent, que je devais travailler encore et apprendre davantage, mais qu’avec cette voix, il fallait que je quitte la Géorgie, où nous avons une bonne école, mais des débouchés limités. Elle est morte deux mois après mon entrée à -l’Académie de la Scala, heureuse que je sois finalement dans un endroit m’offrant des perspectives d’avenir. Elle croyait vraiment en moi.

Ce fameux 7 décembre 2009, comment vous sentiez-vous au moment d’entrer en scène, avec rien moins que Jonas Kaufmann pour partenaire ?

Je me suis sentie très à l’aise pendant les répétitions. Et Jonas a été formidable, un merveilleux collègue, comme il l’est toujours aujourd’hui. Fort de sa grande expérience de l’œuvre et de la scène, il m’a dit des choses qui me serviront toute ma vie. Le soir de la première, j’attendais d’entrer pour la « Habanera », avec les actrices siciliennes d’Emma Dante. Elles étaient si nerveuses qu’elles étaient incapables d’arrêter de trembler. Je leur ai dit que nous faisions cela tous les jours depuis trois mois, et qu’elles n’avaient aucune raison d’être dans un tel état. Comme elles s’étonnaient de me voir si calme, je leur ai répondu que je n’avais pas le choix, si je ne voulais pas perdre le contrôle de ma voix. J’y suis allée, en pensant que ce n’était qu’une répétition de plus, durant laquelle je devais donner tout ce que je pouvais. Le fait de ne voir absolument personne derrière le chef, à cause des projecteurs, m’a beaucoup rassurée. Je jouais, je chantais, et j’y prenais du plaisir. Je n’ai pas du tout eu peur. Mais au troisième acte, à un moment où le plateau était plongé dans l’obscurité, j’ai aperçu mes parents, assis au quatrième rang, tout près de la scène. Ma mère, et mon père – ce qui est plus inhabituel –, pleuraient tous les deux. Pour cet homme fort, issu d’une famille et d’un pays pauvres, qui a lutté toute sa vie, se retrouver soudain à Milan, en train de regarder sa fille à la Scala, était très émouvant. Pour ne pas fondre en larmes moi-même, je me suis tournée, et j’ai continué à me préparer pour l’air « des cartes ».

Lire la suite dans Opéra Magazine numéro 150

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