Toujours avide de raretés, le Festival de Radio France et Montpellier a choisi de braquer ses projecteurs sur le compositeur de l’immortel Pagliacci. Le 15 juillet, Michele Mariotti dirigera ainsi, en version de concert, Zingari, opéra en langue italienne sur un sujet russe, créé à Londres, en 1912. L’occasion de partir à la découverte d’un musicien aussi prolifique qu’habité par le doute, régulièrement raillé par ses pairs et qui ne réussit jamais, malgré toutes ses tentatives, à égaler son premier grand succès.

97_evenement_-_LeoncavalloSa vie est un roman qui épouse la fin d’un siècle et en révèle les contradictions. Pour retracer la carrière de Ruggero Leoncavallo (1857-1919), il faut, en effet, abandonner quelques préjugés tenaces qui ne voudraient voir en lui qu’un vériste exalté, prisonnier à tout jamais du succès de Pagliacci. De son vivant déjà, n’était-il pas un compositeur inclassable ? Lui-même, du reste, savait-il exactement où il voulait aller ? Quelques lignes vachardes, publiées en septembre 1902, dans le n° 78 de L’Assiette au beurre, consacré à « Nos musiciens », témoignent des difficultés à le faire entrer dans une case bien précise, ainsi que du mépris dans lequel certains le tenaient alors.
Avec l’humour un peu lourd qui était de mise dans ce journal satirique, le très mondain Willy (de son vrai nom Henry Gauthier-Villars, connu surtout comme premier mari de Colette et, avec elle, auteur de la série des Claudine) écrivait, en guise de portrait à charge : « Napolitain besogneux. Musiqua une façon d’autobiographie, L’Avide Bohème, et d’ignobles Paillasses… à soldats, dont l’Opéra [de Paris] a l’aplomb d’annoncer les nauséeux étalages. Ce sous-Puccini travaille présentement, avec l’Empereur Guillaume, à un Roland berlinois. Chacun d’eux méprise son collaborateur. Tous deux ont raison. » Ce qui n’est pas entièrement faux… Leoncavallo avait bien fait représenter une Bohème en 1897, quinze mois après celle de Puccini. Pagliacci allait bien être monté au Palais Garnier, en décembre, avec une brillante distribution : Jean de Reszké, Francisque Delmas et Aino Ackté, sous la direction de Paul Vidal. Quant au « Roland berlinois » (Der Roland von Berlin, pour être plus exact), il sera effectivement créé, en 1904, dans la capitale de l’Empire fédéral allemand.
Rien qu’au vu de ces quelques éléments, se devinent les grandes lignes d’une existence dans laquelle l’Italie, la France et l’Allemagne, ainsi que l’Égypte et l’Angleterre, ont joué un rôle déterminant. Même si, par ses origines comme par sa formation initiale, Leoncavallo ne pouvait nier ses racines napolitaines, il a constitué, comme nombre de ses contemporains en Europe, l’exemple d’un artiste universel. À une époque où l’Italie avait tourné, non sans difficultés parfois, la page héroïque du Risorgimento, Berlin, Paris ou Londres pouvaient accueillir, sans arrière-pensées, un musicien transalpin, assez pittoresque et assez novateur pour passer sans encombre les frontières. À ce désir de réussite internationale, s’ajoutait certainement, chez l’intéressé, un mélange complexe d’opportunisme et d’esprit bravache – de raffinement et de vulgarité, diront certains –, qui ne pouvait qu’entraver sa marche conquérante. Qu’on en juge déjà par ses années d’apprentissage…

ANNÉES D’APPRENTISSAGE
Ruggero Leoncavallo est né à Naples, le 23 avril 1857. Son père, après avoir songé à une carrière littéraire, était devenu magistrat. Son grand-père maternel, Raffaele D’Auria, était un peintre estimé, ami de Donizetti. Rien ne s’opposait donc, du moins en apparence, à ce que le jeune garçon s’intéresse aux arts, et plus particulièrement à la musique. À l’âge de 8 ans, il est admis au célèbre Conservatoire de sa ville natale. Il y a pour professeur de composition Lauro Rossi, dont les opéras (Leocadia, Cellini a Parigi, Azema di Granata…) sont bien oubliés de nos jours, et s’y perfectionne aussi dans la pratique du piano auprès de Beniamino Cesi, l’un des plus célèbres virtuoses italiens de l’époque, interprète reconnu de Bach, Schumann, Chopin et Beethoven.
Fort de ces premières études napolitaines, terminées avec succès, Leoncavallo part pour Bologne, où il semble s’intéresser surtout aux lettres. C’est là qu’intervient la forte personnalité d’un maître d’exception, le grand poète Giosuè Carducci, chantre du Risorgimento, puis personnalité majeure de l’Italie unifiée, qui recevra, en 1906, le prix Nobel de littérature. Comme le résume, avec esprit, Armand Monjo dans son anthologie bilingue, La Poésie italienne (Paris, Seghers, 1964) : « Il a été tour à tour le clairon, les cymbales, la flûte de Pan et les grandes orgues de l’Italie du XIXe siècle. » Toujours est-il que Carducci impressionne durablement le jeune Leoncavallo, qui ne manquera jamais, par la suite, de se prévaloir de cette influence.
Autre rencontre marquante, toujours pendant ces années de perfectionnement à Bologne, celle de Wagner. Elle se produit en 1876, à l’occasion de représentations de Rienzi au Teatro Comunale, haut lieu du wagnérisme en Italie, à l’époque. Au musicien de génie, longtemps présenté comme le rival de Verdi, s’ajoute, aux yeux de Leoncavallo, le prestige du compositeur complet, librettiste de ses propres ouvrages : le futur auteur de Pagliacci et d’I Medici entend bien, le jour venu, adopter une démarche analogue. En cela, il rejoint les artistes et écrivains que l’on regroupe dans le mouvement de la « Scapigliatura », et qui présentent, à peu près, les mêmes traits de caractère : romantisme tardif, non-conformisme de façade, quête de l’Idéal, défiance vis-à-vis de l’embourgeoisement ambiant, volonté affirmée d’aborder, au-delà des références nationales, des thèmes universels. Et il est probable qu’en découvrant Rienzi, le jeune Napolitain de 20 ans rêve, en son for intérieur, d’égaler un jour le maître de Bayreuth, ou, à tout le moins, d’apparaître comme l’un de ses disciples. De ces années de bouillonnement, date son premier opéra : Chatterton, d’après le drame éponyme d’Alfred de Vigny, achevé semble-t-il en 1877, mais créé seulement en 1896, à Rome, au Teatro Drammatico Nazionale. Sans grand succès.

LA VIE DE BOHÈME
En attendant des jours meilleurs, Leoncavallo tente sa chance auprès du bey d’Égypte ; son oncle, Giuseppe, est bien placé à la cour. Ses aptitudes musicales lui procurent quelques engagements et l’on pense même à lui pour des emplois plus lucratifs – et plus stables – de chef d’orchestre. Mais les événements politiques, marqués par un sursaut nationaliste contre la trop forte présence étrangère, l’obligent à plier bagage et, après une fuite rocambolesque à travers le désert – c’est du moins ce qu’il affirmera plus tard dans ses mémoires –, à reprendre le bateau pour l’Europe. Cette épopée nord-­africaine, au fort parfum d’exotisme, ne peut que laisser son empreinte sur le jeune Italien, avide de sensations nouvelles.
Après son débarquement à Marseille, nous le retrouvons pour quelques années à Paris. Années tout d’abord difficiles, au cours desquelles, pour manger à sa faim, il doit aller pianoter dans des cabarets de seconde zone. Des bastringues pour « Apaches » jusqu’au public plus policé de l’Eldorado (un théâtre situé boulevard de Strasbourg, où Hervé avait été chef d’orchestre), son ascension artistique n’en est pas moins régulière. Il compose ainsi, dans l’esprit de l’époque, plusieurs romances et pièces pour piano, dont le charme facile ne peut que séduire.
Dans deux numéros du magazine Opéra International (mars et avril 1983), Daniele Rubboli a raconté, en se basant sur les souvenirs laissés par Leoncavallo à ses héritiers, cette « vie de bohème » dans le Paris des années 1880. Outre Berthe Rambaud, cantatrice d’origine marseillaise qui deviendra, un peu plus tard, son épouse, le jeune musicien rencontre plusieurs célébrités de haut vol : Victor Hugo, Jules Massenet, Alexandre Dumas fils… En peu de temps, en effet, il a réussi à s’introduire dans les salons les plus huppés de la capitale, où l’on prise ses talents de pianiste et de compositeur. Il fait également la connaissance du fameux baryton Victor Maurel, qui le met en rapport avec Giulio Ricordi, le grand éditeur de musique milanais. Et, le 3 avril 1887, il donne, à la salle Kriegelstein, rue Charras, son « poème symphonique » La Nuit de mai, d’après Alfred de Musset, dans lequel le dialogue entre le poète et sa muse s’exprime à travers les voix du ténor solo et de divers instruments de l’orchestre.
Ce lien très fort entre littérature et musique se retrouve dans un projet plus ambitieux encore, sur lequel plane, de toute évidence, le souvenir de Wagner : un grand « poème lyrique » national qui, sous le titre Crepusculum (référence évidente au Crépuscule des dieux), présenterait trois épisodes marquants de la Renaissance italienne. Seul le premier volet de ce triptyque, I Medici, sera mené à son terme et créé, le 9 novembre 1893, au Teatro dal Verme, à Milan, avec Francesco Tamagno (le premier Otello de Verdi) et Adelina Stehle dans les rôles principaux. Plutôt mal accueillie, cette « azione storica  » en quatre actes, tentant de conjuguer des influences longtemps considérées comme contradictoires (l’Allemagne et l’Italie, Verdi et Wagner), résume pourtant à la perfection les visées novatrices d’un compositeur ambitieux qui, dans l’intervalle, a quitté Paris pour revenir s’établir dans son pays natal.

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