Effervescence maximale à l’Opéra de Reims. Le 9 septembre, dix-huit chanteurs de moins de 35 ans (parmi lesquels quatorze Français) ont pris leurs quartiers dans la maison champenoise, pour six semaines de répétitions. Triés sur le volet parmi cent cinquante candidats, auditionnés en février et avril 2013, ces talents – frais émoulus pour certains, quand d’autres ont déjà un pied, voire deux dans la carrière – composent la double distribution des Caprices de Marianne d’Henri Sauguet (1901-1989). Un « opéra-comique » créé au Festival d’Aix-en-Provence, en 1954, sur un livret adapté de la pièce éponyme d’Alfred de Musset et signé Jean-Pierre Grédy, déjà célèbre à l’époque pour ses premières comédies de boulevard, écrites en tandem avec Pierre Barillet. L’initiative de cette nouvelle production revient au CFPL (Centre Français de Promotion Lyrique) qui, renouvelant l’expérience d’Il viaggio a Reims entre 2008 et 2010, a réuni quinze directeurs de maisons d’opéra. Ce sont eux qui ont pris la décision, pesée et collégiale, de redonner sa chance à cet ouvrage mal aimé, sinon oublié.

99_EVENT_-_Les_Caprices_de_MarianneCHEMINS DE SÉDUCTION
« À l’échelle de notre maison, qui dispose du plus petit budget de la Réunion des Opéras de France, une telle coproduction tient quasiment du miracle, se félicite Serge Gaymard, directeur de l’Opéra de Reims depuis 1999, mais aussi vice-président du CFPL. Le fait d’être associés à des théâtres de l’envergure de Toulouse et Bordeaux, qui nous reconnaissent ainsi comme un de leurs pairs, montre qu’il existe, au-delà des divergences, une forme de solidarité interprofessionnelle. Il est très important pour nous de pouvoir jouer dans la cour des grands, et cela grâce au Centre Français de Promotion Lyrique qui a inventé, avec Il viaggio a Reims, les premières vraies tournées lyriques. Car si des compagnies fonctionnaient déjà sur ce modèle, avec leurs effectifs de chanteurs et de musiciens, le problème était d’adapter le principe des tournées théâtrales à des maisons possédant chacune leurs propres masses artistiques. C’est simple comme l’œuf de Colomb, mais il s’agissait d’un vrai pari à l’origine ! » Pari qui s’est avéré gagnant pour Il viaggio a Reims, dès lors qu’en dépit d’un départ hésitant, le spectacle n’a cessé de se bonifier, jusqu’aux ultimes représentations à l’Opéra National de Bordeaux.

Dans un contexte où le public a tendance, que ce soit à Paris ou en région, à privilégier les valeurs sûres du grand répertoire, Les Caprices de Marianne, rarement repris depuis leur création, n’en constituent pas moins un risque. « L’ouvrage de Sauguet ne fait certes pas partie des quatorze titres – je les ai comptés, ajoute Serge Gaymard non sans un soupçon d’ironie – marqués d’un point d’exclamation par Alain Perroux, dans son livre L’Opéra, mode d’emploi, comme remplissant la salle à tous les coups ! La grande porte d’entrée reste Musset. Car, même si nous avons sur d’autres maisons le désavantage de la programmation des Caprices en tout début de saison, et donc d’année scolaire – mais quelle exaltation d’accueillir les répétitions et de démarrer la tournée ! –, les enseignants peuvent mener un travail très intéressant sur les rapports entre l’écriture de la pièce et l’adaptation de Grédy. Celui-ci a su trouver le ton juste, avec notamment des jeux de mots, comme sur « Spadassin ? Quel Spadassin ? – Spadassin, le spadassin. – Ah ! Spadassin, l’assassin ! », qui ne fonctionneraient pas du tout au théâtre parlé, mais qui prennent toute leur saveur grâce à la musique. En dehors de Musset, d’autres chemins de séduction sont envisageables, en faisant entendre, par exemple, des extraits d’une partition extrêmement agréable à l’oreille, à la première écoute. Sauguet s’inscrit dans la grande tradition de l’opéra français, par la recherche d’une expression naturelle soutenue par la musique, sans s’interdire quelques envolées lyriques. »

UN MAILLON DANS L’HISTOIRE DE LA MUSIQUE FRANÇAISE
Pour défendre une œuvre qu’il qualifie lui-même de « maillon dans l’histoire de la musique française », peut-on imaginer meilleur avocat que Claude Schnitzler, l’une des baguettes les plus expertes en la matière ?
« Sauguet est un compositeur que l’on n’entend pas assez souvent, de manière un peu injuste, plaide le chef français. Sans doute a-t-il souffert, et souffre-t-il encore, d’un certain discrédit, dans la mesure où l’essentiel de sa production se concentre sur une période, 1930-1960, au cours de laquelle le langage musical, et la conception même de la musique, ont connu une mutation radicale. À l’instar d’Arthur Honegger, pour lequel j’éprouve une immense admiration, mais aussi, dans une moindre mesure, de Darius Milhaud, Sauguet a subi une espèce de mise à l’écart. Il est vrai que, sur le plan de la structure, Les Caprices de Marianne sont d’une coupe tout à fait traditionnelle. L’écueil à contourner reste la succession de scènes relativement courtes, n’ayant pas de lien réel entre elles. Dans la manière d’agencer le discours musical, le chef doit donc impérativement trouver une continuité là où elle ne va pas de soi. L’écriture de Sauguet présente, par ailleurs, un intérêt évident, en particulier sur le plan harmonique, puisque le compositeur exploite beaucoup la polytonalité, l’enharmonie et les fausses relations. C’était aussi un formidable orchestrateur, dont la manière de faire sonner une formation de chambre à peine élargie dénote un métier, une science et une inventivité admirables. Quant à son extraordinaire maîtrise de l’écriture vocale, elle lui permet de demander aux chanteurs des exploits parfois à la limite de leurs possibilités, sans jamais les mettre en péril pour autant. Les Caprices de Marianne sont donc redoutablement exigeants, tant du point de vue de la mise en place que pour essayer d’en dégager l’esprit. »

CE FAMEUX STYLE FRANÇAIS
Quel est-il, justement, cet esprit qui a pu faire dire à certains, aux avis plus ou moins autorisés, que l’ouvrage était daté ? Il nous faut emprunter le dédale d’escaliers conduisant au Petit Théâtre pour obtenir une réponse. C’est dans cette salle, située sous les combles de l’Opéra (anciennement Grand Théâtre), qu’ont lieu les premières répétitions. En cette après-midi du jeudi 11 septembre, les chanteurs, formant un large demi-cercle, ont un œil sur leur partition, l’autre tourné vers Claude Schnitzler. Si le maestro est seul au pupitre, quatre autres oreilles sont aux aguets : celles, d’abord, de Gwennolé Rufet, jeune chef français qui fut souvent son assistant, et auquel il passera le relais pour la moitié des quarante représentations prévues jusqu’en 2016 ; celles, ensuite, de Mathieu Pordoy qui, non content d’accompagner au piano toutes les répétitions avant l’arrivée de l’orchestre, est chargé, en qualité de chef de chant, d’homogénéiser ce fameux style -français dont nous sommes montés si haut pour percer le secret.
Quelques remarques lancées par le maestro – demandant ici à Aurélie Fargues, l’une des deux Marianne (avec Zuzana Markova), de ne pas appuyer les « e » muets, là à Thomas Dear, qui partage le rôle de Claudio avec Norman D. Patzke, de ne pas abuser des portamenti, ni de trop assombrir sa voix de basse – nous mettent sur la piste. Mais c’est Mathieu Pordoy qui va finir par lever le voile, en partie du moins. « Tout passe en premier lieu par l’amour de notre langue, confesse-t-il. Mais il me semble que nous l’avons perdu, à l’instar du vrai, pur et beau phrasé. Parce que, souvent, le temps manque, et aussi parce que cela n’intéresse plus personne. La technique vocale ne devrait pourtant servir qu’à cela ! Certains s’arrêtent à du beau son, quand d’autres privilégient le texte. Comment parvenir à l’équilibre ? Cette quête demande du temps et de la confiance. Je ne connais pas de plus belle récompense que la confiance d’un chanteur. Elle se gagne, avec des outils que je garderai secrets ! »
Quant au temps, c’est celui dont chacun a besoin, selon son expérience et son assurance, pour trouver ses marques et prendre possession de rôles pour lesquels il n’existe, en l’occurrence, que très peu de références. « L’avantage des jeunes chanteurs, c’est qu’on peut leur montrer comment aller encore plus loin que pendant l’audition de présélection, remarque Gwennolé Rufet. En les poussant un petit peu plus en avant, leurs personnalités vont éclore. Je sais très bien qu’au début des répétitions scéniques, ils mettront un certain temps à intérioriser les indications du metteur en scène, et que la dimension musicale s’en trouvera quelque peu atténuée. Le travail avec l’orchestre nécessitera aussi une période d’adaptation. Mais, petit à petit, les choses se cadreront. Pour certaines représentations, il est prévu que les deux distributions retenues se mélangent. Il ne s’agit donc pas de deux équipes complètement distinctes, ce qui permet de développer l’écoute commune et de parvenir à une vraie interaction. »

IMAGES ET AMBIANCES
Le vendredi 12 septembre, avant d’entrer dans le vif du sujet, Oriol Tomas, le metteur en scène, présente aux chanteurs, qui ont déjà essayé leurs costumes – dessinés par Laurence Mongeau, puis confectionnés par les ateliers de l’Opéra Grand Avignon pour les femmes et de l’Opéra de Tours pour les hommes –, la maquette du décor de Patricia Ruel, scénographe prodige repérée et engagée, dès l’âge de 19 ans, par Robert Lepage. Il leur explique les images qui l’ont inspiré, les ambiances qu’il souhaite créer, et les grandes lignes de la dramaturgie qu’il a imaginée pour Les Caprices de Marianne.
Sélectionné parmi cinquante-trois propositions, le projet de la jeune équipe -québécoise, qui comprend également Étienne Boucher pour les lumières, a additionné en sa faveur les subjectivités des directeurs des maisons coproductrices. Sans doute parce qu’il a su résoudre, avec une sensibilité toute contemporaine, l’équation entre l’époque à laquelle Musset a situé sa pièce (« au temps de François Ier »), celle à laquelle il l’a écrite (1833), et enfin celle de la création de l’opéra (1954).
« Nous avons décidé de situer l’action à Naples, d’abord parce que le texte de Musset le prescrit, mais aussi parce que j’aimais l’idée d’un Vésuve menaçant, comme un présage de la mort de Cœlio, décrit Oriol Tomas. Nous sommes dans un lieu public, avec une fontaine au centre, qui attire les personnages comme un aimant, et en même temps les repousse. Nous avons choisi de nous référer à la Galleria Umberto I parce qu’elle a un dôme en verre, qui protège en apparence mais en réalité emprisonne, sans espoir de sortie. Ce décor, qui renvoie à la bourgeoisie -napolitaine comme à la monumentalité architecturale de l’Italie rêvée des romantiques, n’est qu’esquissé, comme s’il s’effaçait sous les pas d’une jeunesse n’admettant plus les valeurs de l’ancienne génération et cherchant de nouvelles raisons de vivre… et de se battre. »

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