Comptes rendus Mitridate à Bruxelles
Comptes rendus

Mitridate à Bruxelles

30/05/2016

La Monnaie, 10 mai

PHOTO © BERND UHLIG

Michael Spyres (Mitridate)
Lenneke Ruiten (Aspasia)
Myrto Papatanasiu (Sifare)
David Hansen (Farnace)
Simona Saturova (Ismene)
Sergey Romanovsky (Marzio)
Yves Saelens (Arbate)

Christophe Rousset (dm)
Jean-Philippe Clarac, Olivier Deloeuil (msc)
Rick Martin (dl)
Jean-Baptiste Beïs (v)

Le destin fait parfois bien les choses. La Monnaie avait, à l’origine, prévu une reprise du Mitridate mis en scène par Robert Carsen en 2007, qui ne nous avait pas complètement emballés (voir O. M. n° 24 p. 46 de décembre). C’était compter sans les retards pris dans les travaux de rénovation du bâtiment historique, qui ont contraint Peter de Caluwe, directeur général du théâtre, à se replier sur une structure transitoire en forme de chapiteau de luxe (le Palais de la Monnaie, à Tour & Taxis) et à passer commande d’une nouvelle production adaptée au lieu (voir O. M. n° 117 pp. 24-29 de mai 2016).

Un dépliant, distribué à l’entrée du Palais, annonce la couleur : le spectateur va se trouver plongé en plein XXIe siècle, au cœur d’un sommet de crise organisé à Bruxelles entre l’Union romaine et le royaume du Pont, dont le souverain rebelle entend bien transformer les règles de fonctionnement, au risque de la rupture et de l’exclusion. Le dispositif unique que l’on découvre en s’asseyant, est en accord : une salle de conférence décorée des drapeaux de l’Union, dans des tons neutres (gris et beige), éclairée par de hautes lucarnes, avec des horloges électroniques indiquant le passage du temps (de 15 h à 21 h).

Dès l’Ouverture, quatre grands écrans (deux sur les côtés du plateau, deux en surplomb de la table de conférence) diffusent en boucle, tantôt en direct, tantôt en différé, les images du journal télévisé d’une chaîne d’info en continu : annonce de la disparition de Mitridate, bougies et fleurs disposées sur le sol à sa mémoire, devant lesquelles se recueillent Aspasia et Sifare, retour providentiel de celui que l’on croyait mort, avec conférence de presse à la clé…

Le rythme de la représentation suit celui du sommet, alternant séances plénières – le Pont est représenté par Mitridate, Farnace, Sifare et Arbate, l’Union romaine par Marzio, la Grèce par Aspasia, la Parthie par Ismene, l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Espagne par des figurants –, réunions bilatérales et apartés, pendant lesquels les conflits personnels se mêlent aux enjeux politiques. Pour ces scènes « intimes », des panneaux blancs ou translucides viennent dissimuler la table de conférence.

On connaît le risque de ce type de « concept » : pour peu que l’un des éléments de l’intrigue refuse de s’y intégrer, il s’effondre comme un château de cartes. Le grand mérite de Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil est de le conduire avec une cohérence implacable, en respectant l’unité de lieu et de temps chère à la tragédie classique, et en mettant en lumière le rôle déterminant de l’image dans notre société (voir la manière dont, au III, les chaînes d’info, délaissant pour un temps la politique, se précipitent sur le drame personnel opposant Mitridate à Sifare et Aspasia).

La fin résume, à elle seule, la force et la pertinence de cette mise en scène, avec un Mitridate contraint à la « mort politique » de l’abdication, sous la pression à la fois des manifestations dans la rue (dont on voit les images) et des autres membres de l’Union, décidés à préserver l’unité à tout prix.

De bout en bout, une direction d’acteurs précise, nerveuse mais pas trop, accompagne la démarche, définissant avec acuité le profil psychologique de chacun des personnages : la révolte d’Aspasia, utilisée comme un pion sur l’échiquier politique ; l’idéalisme de Sifare ; la muflerie et le côté « bad boy » de Farnace ; la manière dont Ismene se jette systématiquement au cœur des conflits, pour tenter de les résoudre… Sans oublier le caractère manipulateur et vaguement mégalo de Mitridate, mettant en scène ses deux « morts » (celle du I, puis celle du III) et se faisant applaudir par le public quand il descend les marches du Palais de la Monnaie, pour rejoindre les autres participants au sommet.

Bien plus motivé par cette production que par celle de Clément Hervieu-Léger, en février dernier, au Théâtre des Champs-Élysées et à l’Opéra de Dijon, Michael Spyres se révèle excellent comédien, en chantant encore mieux qu’à Paris (voir O. M. n° 116 p. 60 d’avril 2016). Du coup, il se confirme le meilleur Mitridate que nous ayons entendu depuis la résurrection de l’ouvrage, en 1970, une coudée au-dessus de Rockwell Blake et du jeune Bruce Ford.

Confirmation également pour Myrto Papatanasiu, toujours un peu malmenée par l’écriture de l’air d’entrée de Sifare, mais aussi sublime qu’au TCE dans « Lungi da te, mio bene », où le temps semble comme suspendu. Son timbre, de surcroît, se marie idéalement avec celui de Lenneke Ruiten, dont l’Aspasia constitue une authentique révélation. Tout y est : la flamme, la précision des vocalises, la beauté du legato, le contrôle du souffle, en particulier dans un « Pallid’ombre » impressionnant d’intensité et d’émotion.

Simona Saturova, Ismene techniquement impeccable et puissamment engagée, ne mérite que des compliments, contrairement à Sergey Romanovsky, Marzio sans souplesse, et à Yves Saelens, Arbate bien fatigué (pourquoi, d’ailleurs, distribuer un ténor dans ce rôle écrit pour un castrat soprano ?).

La grosse faiblesse de la distribution reste néanmoins le Farnace de David Hansen, crédible sur le plan scénique, mais dont les défauts d’émission constituent autant de handicaps : sons tubés et sourds, dans le médium comme dans le grave, aigu mieux projeté, mais souvent aigre ou crié, justesse très incertaine.

Plus souple que dans son intégrale réalisée en 2000 pour Decca, avec Natalie Dessay et Cecilia Bartoli, Christophe Rousset dirige, avec autant de vigueur que de poésie, un Orchestre Symphonique de la Monnaie en bonne forme.

Au bilan, une fort réjouissante soirée et une production que l’on espère revoir dans d’autres théâtres européens.

RICHARD MARTET

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