Comptes rendus Dessine-moi un mouton !
Comptes rendus

Dessine-moi un mouton !

26/02/2015

Pari gagné pour Michaël Levinas, qui a pris le risque de transformer en opéra l’un des monuments de la littérature française. Après Lausanne, son adaptation du Petit Prince de Saint-Exupéry sera présentée à Lille, Genève, Paris et Liège.

101_-_COMPTE_RENDU_-_LE_PETIT_PRINCELe Petit Prince de Saint-Exupéry n’est pas une pièce de théâtre mais un conte initiatique faussement naïf, dont l’action est tout intérieure. La seule péripétie spectaculaire a eu lieu au moment où tout commence : l’accident qui fait se retrouver l’Aviateur dans le désert et survenir cet enfant venu d’une autre planète.
Y a-t-il là matière à opéra ? À la faveur d’une nouvelle commande des Opéras de Lausanne et de Lille – en coproduction avec le Grand Théâtre de Genève et l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, et en collaboration avec le Théâtre du Châtelet, à Paris –, Michaël Levinas (né en 1949) s’est lancé dans l’aventure. Il a imaginé la musique et les paroles d’un opéra pour petits et grands qui épouse le déroulement du conte, sans chercher à y mettre du théâtre.
Le Petit Prince demande à l’Aviateur : « Dessine-moi un mouton ! » Ils se comprennent sans se comprendre, puis apparaissent tour à tour la Rose, le Roi, le Vaniteux, l’Ivrogne, le Financier, l’Allumeur de réverbères, le Géographe, le Serpent, la Rose multiple, le Renard et l’Aiguilleur, qui donnent chacun leur vision fragmentée du monde.
L’action, faute de rebondissements, pourrait tenir dans la musique, mais le compositeur français joue la carte de l’humilité : sa partition suit le conte, elle ne le chahute pas. Elle rend cependant manifeste une dimension que le texte garde cachée : celle de l’angoisse. Une angoisse tapie dans la fosse, comme si se mouvaient des animaux féroces à demi éveillés, alors que sur scène, les personnages discourent de la vie, de la justice et de la vérité.
L’orchestre, sans excès de percussions, est étoffé de quelques instruments qui apportent leur part d’étrangeté, notamment les claviers et surtout ce tubax, sorte de saxophone contrebasse qui accompagne de crissements sourds, au tout début, la chute de l’avion dans le désert. Durant l’opéra entier, l’excellent Orchestre de Chambre de Genève, que le chef néerlandais Arie van Beek tient fort bien en main, travaille toutes les nuances de l’ombre, tisse une espèce de trame inquiète, produite avant tout par les cordes. Les bois se fondent dans l’ensemble et l’informatique ne dévore pas les couleurs instrumentales.
Quelques rythmes obstinés, quelques bouffées de chansons enfantines vite dissipées, quelques accélérations subites (le rythme frénétique de l’Aiguilleur), quelques brefs moments parlés viennent parfois perturber le récitatif. Quelques anecdotes sonores aussi, certaines bienvenues (le clavecin accompagnant le Géographe), d’autres moins (les bruits d’œsophage de l’Ivrogne).
Bien sûr, il est hors de question ici de porter un jugement sur chaque interprète, les chanteurs abordant pour la plupart plusieurs rôles, et ces rôles étant fort épisodiques. La mezzo Catherine Trottmann (la Rose) a autant de charme que la soprano Céline Soudain (la Rose multiple) ; le baryton Benoît Capt est peut-être plus convaincant en Vaniteux qu’en Financier ou en Géographe ; de même, la basse Alexandre Diakoff est un Roi souverain, mais peut moins s’exprimer en Ivrogne, en Allumeur de réverbères ou en Aiguilleur. Le contre-ténor Rodrigo Ferreira est égal à lui-même, animal et retors, en Serpent comme en Renard, mais on aimerait l’entendre un peu plus longtemps.
L’équilibre du plateau vient de la première longue scène entre l’Aviateur, incarné par le ténor Vincent Lièvre-Picard, et le Petit Prince. Celui-ci est un soprano travesti chanté par la radieuse Jeanne Crousaud, qui aime s’envoler dans le suraigu et s’amuser avec des onomatopées ou des mots évocateurs, tels que « baobabs ». On pense à Yniold qui, dans Pelléas et Mélisande, est aussi un enfant qui voit et qui devine sans vraiment savoir qu’il le fait, mais l’enchaînement des visites que reçoit le Petit Prince donne plutôt l’impression d’une nouvelle version de L’Enfant et les sortilèges. L’un des moments les plus étranges de l’opéra, quoique a priori le plus simple, est celui où l’Aviateur et le Petit Prince s’interrogent, assis côte à côte, sur le monde, la bonté, l’infini.
Le spectacle réglé par Lilo Baur, Julian Crouch et Fabrice Kebour joue la carte de la simplicité, dans des couleurs franches qui s’opposent aux zones d’ombre habitées par l’orchestre. L’avion qui a piqué du nez, au début, se retrouve dans un paysage de tentes qui évoquent des dunes et, plus tard, se transforment en jardin ou en métropole. Au fond, des planètes suspendues disent à la fois la candeur et le vertige du conte.
Le Petit Prince, vêtu de vert, écharpe et cheveux jaunes, a une silhouette élégante qui se marie bien avec son chant haut perché. Les autres sont tous déguisés de manière naïve : le Vaniteux est un illusionniste qui salue la foule, l’Ivrogne est habillé de bouteilles, le Serpent rampe en ondulant comme un trémolo de contrebasse sorti de la fosse.
La clarté des lumières et de la voix du Petit Prince, sur le plateau, est menacée par les grondements souterrains de l’orchestre : c’est la leçon d’angoisse qu’on retire de cet opéra sur la fausse innocence des hommes et des créatures.

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